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Tropique du Capricorne: la lumière aveuglante des corps marginaux

Alessandra Monachesi Ribeiro



Le tropique du Capricorne est une ligne imaginaire au sud de l’équateur qui crée, avec le tropique du Cancer, une zone géographique au cœur de laquelle le soleil apparaît à la verticale du sol au moins une fois dans l’année. Au-delà de ces lignes cela n’arrive jamais, ce qui fait qu’on n’y voit jamais le soleil au zénith.

Les portugais disaient, à l’époque de la colonisation des « Indes », qu’il n’y avait pas de péché au sud de l’équateur. Sur la route du sud, à la rencontre du tropique du Capricorne et de toutes les richesses du « nouveau monde », tout était permis et pardonné, y compris l’adultère, le viol, la violence, l’assassinat, le massacre, le vol, le pillage et toute sorte de gestes condamnés par les consciences chrétiennes partout ailleurs.

Au sud de l’équateur, au-delà de la limite de la loi, lorsque le soleil arrive au zénith, on se retrouve face… aux corps, les corps nus des « Indiens ». Ces corps nus troublent. Ces corps dénudés, dévoilés, dévoilent au fond les secrets du corps de ceux qui arrivent tout autant que de ceux qui se montrent nus. Empreints d’une morale religieuse qui inhibe tout ce qui a trait au corps, ils ont plus à découvrir et à dévoiler que ces Indiens nus… Les corps sous les tropiques offusqués par la lumière presque sans zone d’ombre en montrent tellement qu’on risque l’aveuglement. L’aveuglement sur ces corps, sur la vérité de ces corps nus et des nôtres. Que dévoilent ces corps dévoilés et « déviolés » sous les tropiques ? 

Nous voici devant une chambre, un lit, une caméra. Le lit. La caméra enregistre. Elle invite à s’y allonger et à parler. Que faire d’autre lorsqu’on nous capte dans la rue et qu’on nous offre de l’argent pour qu’on aille dans un hôtel d’une autre époque, dans une chambre de cet hôtel et qu’on y reste en toute solitude, ayant pour seule compagnie une caméra fixée sur le plafond et comme seule consigne celle de rester sur le lit ? Hier, c’était le colonisateur porteur de l’illusion d’avoir découvert un nouveau monde, qui existait bien avant qu’il ne le « découvre » qui, en posant le regard sur nos corps, nous a imposé la violence de le couvrir et de cacher tout ce qui était à nu. Là, c’est le regard froid et omniprésent de la caméra, notre nouveau colonisateur, qui s’y fixe et qui nous impose la violente consigne de nous dé-couvrir. Qu’auront-nous à lui montrer ?

C’est là que l’artiste Kika Nicolela invite quatre travesties, sur ce lit, dans cet hôtel, devant cette caméra. Dans ce quartier chaud et décadent du centre ville de São Paulo, où la prostitution est l’activité commerciale du soir, dès que les boutiques sont fermées et que les rues se vident, siège cet hôtel baroque devenu décadent. L’artiste les invite à monter dans une chambre et à y rester, sur le lit, dans la seule compagnie d’une caméra qui va tout enregistrer. Le temps et le prix fixé, c’est un nouveau regard qui se pose sur le corps. Au lieu du « couvre toi » du personnage rassurant qu’elles ont pu construire tout au long de leur existence pour faire face à cette chambre d’hôtel, à ce lit, à cet argent qui paie le prix d’une soumission aux consignes et au désir de l’autre, elles se retrouvent dans un scénario presque « habituel » dans l’obligation de… se « dénuder ». Est-ce que ce n’est pas trop attendre ou bien trop demander ?

Une fois la proposition acceptée et l’argent reçu, voici qu’elles s’y allongent, chacune à son tour, confrontées à la caméra et à la contrainte déstabilisante de faire et d’offrir ce qu’elles veulent. Comment se fait-il que cet autre omniprésent puisse commettre l’imposture de nous laisser « libres » de faire ce qu’on « veut » ? Que veut-on finalement ? 

Elles hésitent, intimidées. Elles essayent les masques, les gestes et les mots pour lesquels elles ont toujours été sollicitées. Sans bouger, sans dévier, sans indicateur de fonctionnement, le regard omniprésent reste là, impassible. Elles s’agitent, l’une trouve son échappatoire en appelant un pote au téléphone pour lui raconter l’inattendu de sa situation. L’extraordinaire les transpercent, leurs regards semblent percevoir le nôtre, voyeurs de l’autre côté de l’oeuvre finie et exhibée au public. Elles nous regardent droit dans les yeux de la caméra, nous, les voyeurs, les gens « bien » que nous sommes, confrontés à l’exhibitionnisme des marginaux et des exilés de la société, qui ne « méritent » pas notre considération et… elles parlent.

La mise à nu c’est la parole de ces travesties et ce qu’elles dévoilent. Dépositaires de toutes sortes de zones d’ombre des gens « normaux », une espèce de poubelle en chair et en os pour tout sorte de déchets que chacun garde bien cachés dans un coin profond de son placard et de son désir inconscient, dans la chambre sombre de cet hôtel décadent elles font fonction de lumière des tropiques. Et ce qu’elles éclairent c’est la surprise, la violence, l’espoir et le désespoir du registre sexuel.

Le sexuel, Freud l’avait déjà mis à nu, c’est lui le moteur du psychique, l’animateur de l’humain, le propulseur de toute quête de satisfaction, qu’elle devienne acte sexuel ou culture. Le sexuel c’est le combustible qui nous fait bouger, qui crée des demandes sans cesse, nous obligeant à inventer des réponses à ces demandes. C’est lui qui creuse en nous les marques et l’intensité de ces demandes qu’on appelle le désir, faisant surgir un relief plein d’immenses zones d’ombre dans lesquelles on dépose ce qui du désir doit rester hors de portée. C’est ça l’inconscient, cette zone d’ombre où notre combustible se dépose en réservoir et en inspiration de toute action, de tout geste, de toute construction soit elle psychique ou tournée vers une action sur le monde.

Ces travesties, analogues incarnées dans le corps d’un autre de cette zone d’ombre qui anime et qui agite notre psychisme, ces dépôts des déchets qu’on préférerait ignorer parlent. Elles parlent, celles qui n’ont jamais de voix ni de légitimité conférée à leur discours, celles qui d’habitude s ‘allongent, se taisent et subissent, parfois jusqu’à l’annihilation de leurs corps. Elles, « lieu » où on dépose le plus sombre, le pire et le meilleur de soi, deviennent une chose dont on peut disposer pour notre seul plaisir. Les travesties sont celles qui, de par leur marginalité, autorisent qu’on y dépose tout et qu’on dispose de tout. Et voici qu’elles apportent la lumière sur leur étonnement à propos du sexuel. 

Le sexuel freudien c’est l’enfantin, le pervers polymorphe du tout début avec lequel chacun / chacune construit l’étoffe de son corps, de son psychique, de son inconscient et de son désir. C’est le point de départ pour un parcours singulier qui mène chaque sujet à être ce qu’il est. Ce sexuel qui n’a jamais cessé de perturber les bonnes consciences depuis que Freud les a mises à nu, créant contre la psychanalyse toute sorte d’objection. 

Contre elles, les travesties, les objections se déversent dans l’abjection. L’abjecte de leurs corps ambigus dévoilant toujours l’ambigüité du sexuel qui ne se laisse jamais encadrer par l’organique. Il glisse autant qu’elles glissent sur les draps du lit de cet hôtel. Il s’agite, elles s’agitent, il convulsionne, elles convulsionnent, il angoisse, elles angoissent… Ces travesties incarnent la zone d’ombre du sexuel freudien. Et de ce fait, elles incarnent aussi la jouissance autre de Lacan, celle du féminin qui échappe à toute raison, à tout ordre, à toute symbolisation et à toute tentative d’encadrement. Elles échappent, le sexuel échappe, on échappe vers l’ombre dès que la lumière arrive pour tout éclairer.

Sous le tropique du Capricorne, elles parlent de l’étonnement du sexuel. Les hommes, ceux qui les cherchent sur les trottoirs de ce centre ville, ils leur présentent le plus secret, le plus intime de leur zone d’ombre. Cela échappe à la pornographie où le sexuel apparaît prenant l’aspect du joli éclairage des divers désirs toujours satisfaits. Non, ce n’est pas de la pornographie ni la satisfaction complète des désirs au prix de l’objectification de l’autre. L’étonnement du sexuel c’est justement ce « plus », le « plus de jouir » lacanien qui tombe dans le vide, dans le « pas complet », dans le « pas satisfait », dans le « pas-toute ». Ce qui surprend c’est le sexuel dont le plaisir flirte avec la souffrance. Et c’est leur souffrance et l’extrême vulnérabilité de leur vide de sens que ces hommes déposent sur leurs corps. D’où leur étonnement.

Lorsque ces travesties se mettent à nu devant le regard sans pitié de la caméra de Kika Nicolela, elles dévoilent la souffrance, la solitude et le vide angoissant de ce sexuel censé être plaisir et bonheur. Elles donnent à voir leur plus intime ambiguïté, celle de leur corps, celle de leur sexe, celle de leur façon d’incarner le dépositaire du sexuel de l’autre, de l’ambigu du sexuel de l’autre, de son vide, de son manque, de sa quête sans fin. Et cela, pour les yeux voyeurs des gens « bien » ne peut provoquer autre chose qu'une troublante surprise. On est pris au piège d’aller chercher la satisfaction de nos désirs ailleurs, là où toute personne se permet de les déposer… et on revient touchés par l’humain de cette zone ombre de douleur, d’angoisse, de vide et de désespoir.

Sous les tropiques où on s’attend de retrouver l’autorisation de mettre à nu toute zone d’ombre dans le but de la consommer, de la jouir, voici qu’on y arrive les yeux et la bouche grande ouverts et qu’ils brûlent. On brûle du fait de cette lumière aveuglante de ces corps nus, de ces corps dénudés et autant de fois violés pour notre seul plaisir. On brûle du fait de ces corps qui parlent, les premiers ayant été les corps parlant des hystériques de Freud. On brûle et ce n’est pas l’incendie fort agréable auquel on songeait. Cela brûle et ça fait mal. Sous le tropique du Capricorne, les dépôts de la jouissance de l’autre font incendie par leurs mots. 

Alessandra Monachesi Ribeiro, psychanalyste, docteur en théorie psychanalytique par l'UFRJ au Brésil, post docteur dans le domaine des arts visuels par l'ECA-USP au Brésil et dans le domaine des arts et du langage par l'EHESS à Paris. 

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